Les démographes n'ont que
faire d'une population francophone restreinte aux seuls Québécois de souche
Michel Paillé
Article paru dans Le Devoir du vendredi 5 janvier 1996, p.
A 9
Le texte de Marco Micone (Le Devoir, 4 décembre 1995) portant sur la déclaration de M. Jacques Parizeau le soir du référendum, qui attribuait la défaite du OUI à «l'argent et au vote ethnique», est l'un des plus intéressants qu'il m'ait été donné de lire. J'adhère avec lui et avec d'autres à sa compréhension d'un multiculturalisme «qui valorise l'ethnicité et les différences» ainsi que «les écoles monoethniques et les ghettos d'emploi pour les immigrants».
Toutefois, il faut s'étonner
que M. Micone ait vu dans les propos du premier ministre «la forme exacerbée
d'un ethnicisme que continuent à exprimer des démographes». S'étonner car son
texte fait plutôt voir un malentendu sur le sens à donner aux études
démographiques.
Le mot «ethnicisme», au sens
où l'emploie M. Micone, renvoie aux «francophones de souche», expression
réservée dans l'esprit de ceux qui l'emploient aux seuls descendants des
premiers Français. Elle exclut donc les immigrants francophones et tous les
autres Québécois de diverses langues, nés ici ou ailleurs, qui ont fait du
français leur langue d'adoption.
Dans les études des
démographes touchant la question linguistique, les personnes sont distinguées
selon leur langue maternelle ou, de préférence, selon la langue parlée au
foyer. Au recensement de 1991, on a dénombré au Québec 5,6 millions de
personnes qui s'expriment en français au foyer, c'est-à-dire 83 % de la
population. Dans les calculs que nous faisons dans le but d'entrevoir l'avenir
de la population, c'est de ce nombre que nous partons, et non d'un chiffre
inférieur «épuré» qui ne cernerait que les francophones dits «de souche».
Des francophones d'origines très diverses
Les données du recensement
de 1991 n'ont pas à être «purifiées» dans le but de rejeter près de 700 000
francophones sous prétexte qu'ils ne seraient pas nés au Canada, d'origine
ethnique française et de langue maternelle française. Les 165 000 francophones
immigrés ne sont pas écartés, pas plus d'ailleurs que 82 000 autres
francophones qui, bien que nés au Canada, sont de langue maternelle anglaise,
italienne ou créole. Ne sont pas non plus ignorés les très nombreux
francophones d'origine ethnique britannique, amérindienne ou autre (plus de 440
000).
Nous n'avons que faire d'une
population francophone réduite à 4,9 millions de personnes (72 % de la
population) qualifiées de «pure laine». Personnellement, je me reconnais
parfaitement dans les mots de M. Parizeau lors de la présentation du conseil
des ministres en septembre 1994 lorsqu'il a dit que «l'expression pure laine
doit être réservée exclusivement à l'industrie du tricot» et proposer de
«laisser les souches aux bûcherons et aux paysagistes».
Plutôt que de projeter une
population francophone de souche imperméable par définition aux immigrants,
nous travaillons, au contraire, à l'élaboration de scénarios où les différents
groupes linguistiques s'interpénètrent. Car, outre les facteurs démographiques
fondamentaux à l'oeuvre (fécondité, mortalité, immigration, émigration),
d'autres comportements déterminent l'évolution des groupes linguistiques. Des
décisions individuelles tout à fait libres concernant le choix d'un conjoint de
langue différente et le choix d'une langue au foyer conduisent à une
interpénétration de différentes communautés.
M. Micone fait sans doute
allusion à ces choix lorsqu'il rappelle que quatre écoliers allophones sur cinq
font leurs études en français et conclut que «les francophones des prochaines
générations s'appelleront Gutierrez, Nguyn et Adamopoulos». Cet espoir d'un
enrichissement du groupe francophone est déjà en cours et les démographes sont
bien placés pour montrer que tout évolue positivement.
Hélas, les transferts
linguistiques se produisent très lentement et comptent encore trop peu dans
l'ensemble des facteurs démographiques à l'œuvre, les plus puissants et les
plus rapides à produire leurs effets étant la fécondité et l'immigration
internationale. Dans le cas particulier de l'île de Montréal, l'étalement
urbain des francophones à Laval ou en Montérégie y joue un rôle très important.
M. Micone invite les
démographes à «se demander si les francophones ne quittent pas Montréal pour se
retrouver entre eux dans les banlieues». Bien amicalement, je lui répondrai, en
utilisant son procédé («similitude des propos»), qu'il faudrait se demander
pourquoi la population non francophone de l'île de Montréal ne s'étale pas
comme la majorité. Puisque l'étalement urbain est un phénomène très répandu
dans le monde, et non une particularité de Montréal, on peut penser que les
allophones montréalais montrent bien leur faible intégration à la majorité en
restant entre eux dans l'île.
La loi ne peut pas tout faire
À l'instar de nombreuses
personnes, M. Micone a sans doute mis trop d'espoir dans la Charte de la langue
française (loi 101). Jamais cette charte, simple loi imparfaite ne couvrant pas
tout le domaine de l'aménagement linguistique, ne nous permettra de faire
l'économie de politiques articulées touchant notamment la population, la
famille, le contrôle total de l'immigration internationale et le développement
économique régional nécessaire à l'installation substantielle d'immigrants. Or,
quand les perspectives démolinguistiques indiquent un déclin de la proportion
des francophones de toutes origines dans l'île de Montréal, voire dans la
région métropolitaine, elles reflètent davantage nos problèmes démographiques
fondamentaux plutôt que l'échec de nos politiques relatives à la langue et à
l'intégration des immigrants.
Ceux qui sont déçus des
résultats de nos projections sont parfois portés à gifler le messager plutôt
qu'à relire le message. Il vaudrait mieux s'interroger tous ensemble sur les
mesures énergiques qu'il nous faut prendre rapidement pour contrer le déclin
des francophones à Montréal, déjà en deçà de 50 % chez les moins de 18 ans.
Comment peut-on croire que le français pourra davantage accroître sa présence comme «langue normale et habituelle du travail, des communications, du commerce et des affaires» dans notre métropole si la majorité des foyers francophones s'effrite malgré l'apport de transferts linguistiques pourtant en hausse? Dans l'éventualité d'un déclin important, le français aura moins d'attrait aux yeux des immigrants et l'anglais finira par l'emporter, aidé d'ailleurs par de très nombreux francophones attirés par le prestige de l'anglais. En effet, comment les francophones de Montréal résisteront-ils à l'envie de s'exprimer en anglais au fur et à mesure qu'ils baissent en nombre, eux qui déjà en font largement et spontanément usage?
Comment peut-on croire que le français pourra davantage accroître sa présence comme «langue normale et habituelle du travail, des communications, du commerce et des affaires» dans notre métropole si la majorité des foyers francophones s'effrite malgré l'apport de transferts linguistiques pourtant en hausse? Dans l'éventualité d'un déclin important, le français aura moins d'attrait aux yeux des immigrants et l'anglais finira par l'emporter, aidé d'ailleurs par de très nombreux francophones attirés par le prestige de l'anglais. En effet, comment les francophones de Montréal résisteront-ils à l'envie de s'exprimer en anglais au fur et à mesure qu'ils baissent en nombre, eux qui déjà en font largement et spontanément usage?